Interview d’Emmanuelle Huynh
Interview téléphonique réalisée avec Emmanuelle Huynh (extrait à retrouver dans notre journal mensuel) :
- Bonjour Emmanuelle, tout d’abord pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
Je suis née à Châteauroux où j’ai eu mon bac et où j’ai commencé la danse classique avec Christian Conte et Martine Chaumet. J’y ai aussi fait beaucoup de handball au club de La Berrichonne.
À 17 ans, le bac en poche je suis partie à Paris pour suivre une licence de philosophie en parallèle des cours de danse que je suivais auprès de Christian Conte, basé à Paris.
À 20 ans, j’ai été prise dans l’école de Maurice Béjart à Bruxelles, où on nous promettait de nous donner des outils pour devenir chorégraphe mais en réalité personne ne nous enseignait ça, on avait juste un studio vide. Agacée par cette publicité mensongère, je me suis mise le soir après les cours à faire une pièce sur fond de mécontentement avec un autre élève, le danseur José Besprosvany. Cette pièce a eu un certain succès, on a beaucoup tourné et j’ai ainsi choisi de ne pas continuer l’école, qui m’a tout de même permis d’améliorer mon niveau technique.
En 1988, je suis rentrée en France mon père m’ayant demandé de reprendre mes études de philosophie car je ne gagnais pas assez ma vie. J’étais très attirée par ce qui s’y passait du côté de la nouvelle danse : Régine Chopinot, Jean-Claude Gallotta, Dominique Bagouet, Daniel Larrieu, Maguy Marin… j’ai passé des auditions pour tous ces gens et c’est Odile Duboc qui m’a donné ma première chance d’interprète. S’en sont suivies sept années intenses en tant qu’interprète dans beaucoup de compagnies françaises, j’ai adoré ce moment. Puis j’ai eu l’impression que les projets étaient vains, j’étais plus exigeante.
Cette crise d’interprète, qui ne trouve plus de sens à ce qu’elle danse, a été combinée à une crise personnelle ; ça faisait vingt ans que je demandais à mon père vietnamien de raconter son pays d’origine et qu’il ne me répondait pas, et puis j’étais en train de divorcer. En 1994, dans cette période personnelle très tendue, je décide de partir pour la première fois à trente-deux ans dans ce pays qui me fonde à moitié. Je suis revenue avec Múa qui a signé un an plus tard mon premier opus de chorégraphe.
À ce moment-là, je ne savais pas que je continuerai à chorégraphier. Mùa était vraiment un objet de crise. Vingt-cinq ans plus tard, d’un autre moment de crise personnelle surgit Nuée, suite au décès en 2018 à Châteauroux de mon père acupuncteur.
À chaque crise personnelle forte, j’ai eu besoin d’aller au Vietnam sur les traces de mon père pour comprendre un peu plus.
Mon début de chorégraphe coïncide avec le début de mes activités militantes. J’intègre de 1998 jusqu’à 2002 le groupe de réflexion « les signataires du 20 août », fondé par le chorégraphe breton Alain Michard et composé de chercheurs, de chorégraphes et d’ interprètes. Ce sont cinq années de réflexion, de manifestations, de manifestes, de rendez-vous avec le Ministère de la Culture. On nous disait beaucoup que ce qu’on faisait n’était pas de la danse mais plutôt de la non-danse ou des arts plastiques…Il a donc fallu que l’on fasse un travail en dehors du plateau pour donner des clés pour que notre travail soit mieux compris. Cela est passé par trois grosses années pendant lesquelles on a auto-analysé notre parcours et nos formations qui nous ont amenés à devenir chorégraphes.
Ces années d’analyse de nos formations m’ont passionnée et m’ont donné des billes pour postuler au Centre national de danse contemporaine d’Angers (comprenant un centre de création et une école supérieure de danse contemporaine), que j’ai dirigé de 2004 à 2012. C’est un épisode très important suite auquel je suis redevenue artiste, indépendante comme je le suis aujourd’hui. Il fallait toutefois absolument que je puisse continuer à mener mes ambitions pédagogiques ; j’ai donc rejoint l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes comme maître assistante associée en danse, puis à partir de 2016 j’ai intégré les Beaux-Arts de Paris comme cheffe d’atelier danse performance. Encore aujourd’hui, j’ai l’impression d’y continuer un projet pédagogique alternatif. Le questionnement sur la façon d’accompagner d’autres artistes me tient à cœur depuis que je danse moi-même. J’ai enseigné assez vite, Christian Conte m’avait confié dès mes quinze ans des premiers cours que je donnais le samedi matin.
Il y a cinq ans, j’ai choisi d’implanter mon travail à Saint-Nazaire, qui est une ville où le travail est visible à l’œil nu car c’est un endroit de fabrication avec avec les chantiers navals qui nous montrent le travail à grande échelle. J’aime beaucoup cette ville, qui n’a pas de suite compris pourquoi une chorégraphe accomplie souhaitait installer sa compagnie là. J’ai aussi fait ce choix pour développer tout un pan de mon activité appelé « Portraits de territoires » ; j’ai réalisé le portrait de Saint-Nazaire à travers ses habitants et leur rapport à l’espace et à l’architecture suite à celui réalisé à New-York avec l’artiste Jocelyn Cottencin, avec lequel je cosigne les films et les performances des « Portraits de territoires ». On prépare actuellement les portraits de São Paulo et de Houston.
- Vous serez sur la scène d’Équinoxe le 12 octobre pour présenter votre nouvelle création Nuée, consacrée au périple migratoire de votre père et à vos origines vietnamiennes. Comment présenteriez-vous ce spectacle ?
Mon père est décédé en 2018 des suites d’un cancer, pendant lequel il a écrit un livre pour ses enfants afin de nous donner des détails sur sa vie au Vietnam avant d’arriver en France ainsi que sur les premières années de sa vie ici. C’est comme s’il avait pris le temps de nous dire ce qu’il ne nous avait pas dit pendant notre enfance en nous donnant des détails, des noms, des lieux … Deux ou trois mois après son décès, le livre a fini d’être imprimé. En 2003, on avait emmené mon père revoir ses frères et sœurs qui restaient au Vietnam. Et puis à partir de 2012, il a commencé à dire qu’il avait envie de retourner une dernière fois y voir son frère. On n’a pas mis en route immédiatement la préparation de ce voyage, et en 2015 son cancer a été diagnostiqué. On a alors été dans une course effrénée de la chimiothérapie à la rémission… Quand il est décédé, je me suis donc dit que j’allais faire ce voyage, mais j’avais du mal à l’orchestrer sans qu’il ne s’ancre dans un projet. Je ne savais pas comment y revenir. Et puis j’ai été invitée trois jours à faire partie de la délégation officielle d’un voyage au Vietnam du premier ministre de l’époque, Édouard Philippe, que j’ai accepté même si je n’étais pas ravie d’appartenir à la Macronie pour finalement me dire : « tant pis j’y vais comme artiste ». Une fois là-bas, je me suis dit qu’il fallait que je revienne y travailler. J’ai postulé à la bourse de la Villa Saigon qui m’a été octroyée par l’Institut français du Vietnam à Hô Chi Minh-Ville et grâce à laquelle j’y suis retournée en en février 2020 pour faire quelque chose de ce deuil.
Nuée est née de ce voyage. Ce spectacle revient sur les traces de mon père désormais défunt, sur les traces de Mùa réalisé 20 ans plus tôt, sur mon parcours et aussi sur l’endroit où je me situe aujourd’hui dans ma vie de femme.
C’est un périple qui passe par le périple vietnamien mais pas seulement.
- Votre pièce Mùa réalisée en 1995 évoquait déjà le Vietnam. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’y revenir avec Nuée ?
Ce n’est pas une thématique autour du Vietnam, c’est un ancrage. Finalement ce sont deux pièces où l’art et la vie se rencontrent, où le biographique me plonge dans des questions identitaires ainsi que des questions d’art.
Je mets en scène ce métissage. C’est comme s’il avait donné un sceau permanent à la fois à mon travail et à ce que je mets en route, je ne fais pas une seule chose mais j’en fais deux. Je suis toujours entre la danse et la philosophie. Je suis tout le temps en tension entre créer et enseigner. Pour moi c’est la même chose, c’est juste deux attitudes différentes d’une même chose. Avoir fait l’expérience d’être en mouvement entre deux pays, deux disciplines, deux façons de travailler, fait que les deux se nourrissent mais ne tombent pas, ne se figent pas. Plus que de se dire qu’il y a une thématique Vietnam, c’est plutôt que l’ailleurs vietnamien permet le mouvement entre cet ancrage berrichon et le fait d’avoir toujours un endroit où les questions vont se reposer au moment d’une crise personnelle.
Ça n’a donc même pas été un choix de revenir au Vietnam, c’était une nécessité de faire le voyage que l’on n’avait pas pu entreprendre avec mon père et ça a été l’occasion de balayer les vingt-cinq années qui venaient de passer.
- Une nuée est une une formation atmosphérique gorgée d’eau ; une zone de pression. Pourquoi avoir choisi de donner ce nom à votre spectacle ?
Il y a plusieurs raisons. Déjà j’aime les choses concrètes.
Ensuite mon père s’appelait « nuage bleu », dans la famille on a tous des prénoms avec « bleu ». Moi je suis « oiseau bleu », ma sœur est « source bleue », mon premier frère porte le même prénom que mon père… Longtemps le nom de la pièce a été « nuage », mais je me suis ensuite dit que ça allait m’obliger à parler du père comme si la pièce c’était lui, donc ça n’allait pas. J’aime par contre beaucoup que cet homme se soit appelé du nom de cette forme. J’ai beaucoup observé les nuages dans les années de sa maladie et après. Quand je réalisais le portait de la ville de Saint-Nazaire, on habitait dans un immeuble très haut avec la tête dans les nuages. Je crois que j’ai cinq mille photos de nuages avant que mon père décède, et après c’est évidemment devenu plus fort. Donc il y a l’attachement à ce prénom. J’aime aussi beaucoup la volatilité chorégraphique qui se dégage des nuages. C’est incroyable, ils ont des formes qui changent très vite. Et en travaillant avec des chercheurs en danse, ils m’ont dit que personne n’avait travaillé sur les nuages. Donc j’ai choisi de continuer avec ce titre mais je l’ai modifié pour ne pas avoir à parler immédiatement de « nuage bleu ». Une nuée c’est un ensemble de nuages qui a une notion de danger et c’est aussi un moment de pression qui peut faire se transformer les nuages. J’aimais bien cette dimension de la nuée qui n’existe pas dans nuage. La nuée, c’est également un nom féminin qui dit une multitude et une instabilité qui va se transformer ; en tant que femme je me suis reconnue, on est plein de choses à la fois à différents moments de la journée ainsi que de notre vie.
Et puis cette définition fait écho à l’atmosphère et au climat qui caractérise pour moi le Vietnam. Quand je suis arrivée en 1994 pour la première fois à Hanoï, quand la porte de l’avion s’est ouverte j’ai senti cette immense humidité chaude totalement utérine qui me recouvrait ; je me suis alors demandée pourquoi j’avais attendu si longtemps pour venir ici. J’ai eu une sensation de soutien physique. Tout le monde se plaint de transpirer toute la journée, mais moi je ne souffre pas de l’humidité, j’ai l’impression de ne pas avoir besoin de m’échauffer pour danser, je suis dans un état dansant dès que j’arrive en Asie à cette période de l’année. Donc je pense que dans ce mot nuée, il y a ces questions d’acceptation d’atmosphère et de pression.
Et puis il y a peut-être une dernière chose qui est intéressante à dire sur les questions de pression ; dans la pièce Nuée, je reviens à certains moments sur mon parcours de danseuse et notamment à ma rencontre avec le grand chorégraphe Akira Kasai, lorsque à la tête du CNDC je me mets à la danse Buto japonaise ; il m’a alors dit : « j’aime danser avec toi parce que tu es asiatique », ce à quoi je lui ai répondu que je ne parlais pas vietnamien. Selon lui même en ne la parlant pas, cette langue était compressée à l’intérieur de moi.
Ces mots « pression, décompression » ont ainsi beaucoup de résonnance : toutes ces histoires de nœuds, de silence, mon père fait un livre, moi je danse pour décompresser cette langue qui est enfermée…
Ce titre peut s’aborder de plein de manières différentes.
- Nous venons de parler de vos origines vietnamiennes. Vous êtes née et avez grandi à Châteauroux. Êtes-vous toujours attachée à cette ville ?
Oui tout d’abord parce que j’y ai encore des amis. Comme on n’y a plus de maison, quand je viens je vais chez eux. Je vais aussi voir mon père au cimetière qui est enterré aux côtés de sa mère vietnamienne, venue revoir son fils après trente ans de séparation. Peut-être plus qu’à un certain moment de ma vie, je reviens à Châteauroux pour des raisons fortes et avec plaisir ; pas simplement pour aller au cimetière d’une façon difficile. J’y ai un attachement car j’y ai été heureuse entre le sport, les études, la proximité de la nature… et on était dans une famille dans laquelle on a vécu une enfance heureuse même si ça n’était pas facile dans ce couple mixte, comme souvent d’ailleurs.
Et j’y reviens avec Nuée. C’est important pour moi d’avoir cet arrêt à Châteauroux. J’ai essayé de diffuser ce spectacle dans des endroits qui ont été importants dans le parcours de mon père.
- Il est écrit que votre travail porté par Plateforme Múa s’ancre dans une vision élargie de la danse. Que cela signifie-t-il ?
Le fait d’avoir étudié la philosophie m’a vite amenée à me poser la question de la manière dont on pense la danse. Comme beaucoup de chorégraphes de ma génération, il s’est agi pour nous d’imaginer la danse au-delà de l’image du corps dansant, comme une danse pouvant porter des questions au sens large (politique, pouvoir, hiérarchie, genre…). La danse peut être un prisme incroyable pour incarner des questions en dépassant le divertissement qu’elle peut représenter, même si j’adore aussi la danse pour le simple plaisir.
Quand Plateforme Múa promeut une vision élargie de la danse, c’est que l’on peut voir de la danse à différents endroits, même dans les villes il y a des éléments dansants. C’est-à-dire qu’il n’y a pas que le corps qui danse, c’est une façon de penser les médiums peut-être un peu différemment et de se dire que même s’il n’y a pas forcément une danse virtuose et des corps reconnaissables, c’est bien de la danse que l’on fait. J’ai par exemple réalisé des chorégraphies où on ne voit pas les corps. J’ai fait une pièce dans laquelle deux danseurs et un musicien se déplacent sous trois grandes feuilles sans qu’on ne les voit jamais, ce sont les objets qui semblent danser. Dans Múa, on est plongé dans le Noir.
C’est une danse qui essaierait de se penser et de penser le monde.
- Enfin, que peut-on vous souhaiter ?
D’abord j’ai plutôt envie de nous souhaiter collectivement d’arriver à nous penser autrement ; en faisant encore une fois référence à ce que nous vivons et aux réponses que l’on commence à apporter. Alors que l’on a une analyse possible de la raison pour laquelle on en arrive à une accélération d’un virus qui vient aussi d’une façon de vivre et de consommer, on n’apporte pas de réponses relativement drastiques à notre façon de vivre. Donc j’ai bien envie de nous souhaiter une puissance d’y arriver autrement en dépit des gouvernements.
Puis concernant mon travail, on va continuer la suite des « Portraits de territoire » au Brésil si, je l’espère, on arrive à retourner à São Paulo et puis à Houston.
Et j’ai envie de dire en tant que maman de me souhaiter bon courage avec des adolescentes survoltées !